JUDY L. KLEIN, REBECCA LEMOV, MICHAEL D. GORDIN
LORRAINE DASTON, PAUL ERICKSON, THOMAS STURM

QUAND LA RAISON FAILLIT PERDRE L’ESPRIT
LA RATIONALITÉ MISE À L’ÉPREUVE DE LA GUERRE FROIDE

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-François Caro. 312 p.
ISBN 978 293 0601 16 8. 23 euros. Avril 2015.

 

Aux États-Unis, au plus fort de la Guerre froide, un nouveau projet visant à redéfinir la rationalité suscita l’intérêt d’intellectuels brillants, de politiciens influents, de fondations fortunées et des hauts cercles de l’armée. En s’appuyant sur les sciences humaines (psychologie, sociologie, sciences politiques ou économiques), ces différents acteurs s’engagèrent dans une campagne intellectuelle visant à comprendre ce que la « rationalité » devrait être et de quelle manière elle pourrait être investie. Quand la raison faillit perdre l’esprit remet en scène ceux qui jouèrent un rôle clef dans ce programme (Herbert Simon, Oskar Morgenstern, Herman Kahn, Anatol Rapoport, Thomas Schelling et bien d’autres encore), ainsi que les institutions qui les appuyèrent – la RAND Corporation, le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, la Cowles Commission for Research and Economics, le Council on Foreign Relations. Ces  décideurs exploitèrent cette vision de la rationalité (optimisation, rationalité algorithmique et mécanique) dans leur quête de compréhension de phénomènes aussi divers que l’économie des transactions, l’évolution biologique, les élections politiques, les relations internationales ou la stratégie militaire. En plongeant le lecteur dans le climat intellectuel de la Guerre froide, cet ouvrage expose ce qu’être « rationnel » signifiait dans un monde au bord du précipice nucléaire.

 

Judy Klein est professeur d’économie au Mary Baldwin College. Rebecca Lemov est professeur associé d’histoire des sciences à l’université Harvard. Michael D. Gordin est professeur d’histoire des sciences à l’université de Princeton. Lorraine Daston dirige le Max Planck Institute for the History of Science à Berlin et professeur invité à l’université de Chicago. Paul Erickson est professeur d’histoire des sciences à l’université Wesleyenne. Thomas Sturm est professeur de philosophie à l’université autonome de Barcelone.

SOMMAIRE

Préface & Remerciements
Introduction
La lutte pour la rationalité de la guerre froide 
Chapitre 1
Des Lumières à la Guerre froide : raison, rationalité, et « règle des règles »
Chapitre 2
La rationalité limitée de la recherche opérationnelle
Chapitre 3
Le danger planétaire des armes nucléaires et de l’esprit humain
Chapitre 4
« La situation » dans les sciences comportementales durant la Guerre froide
Chapitre 5
Le monde dans une matrice
Chapitre 6
L’effondrement de la rationalité de la Guerre froide
Épilogue
Après la Guerre froide  

 

Extrait de l’introduction

Cette histoire peut s’envisager comme le récit continu de l’évolution et de la fragmentation des réponses à la question qui nous occupe – « que signifie “être rationnel” ? » – dans l’atmosphère au bord de l’ébullition caractérisant la Guerre froide. Il s’ouvre sur l’élément le plus commun à toutes les variantes de la rationalité de la Guerre froide : la formalisation et la rationalisation économique. Le premier et le deuxième chapitre décrivent comment, en théorie et en pratique, ces approches algorithmiques donnèrent lieu aux conceptions nouvelles de la rationalité codifiée. Les chapitres 3, 4, 5 et 6 examinent les liens unissant ces modes de rationalité formalisés et la science de l’esprit humain classique – la psychologie – ou de l’esprit non humain tels que l’envisage la biologie de l’évolution. La Guerre froide apparaît dans toutes ces analyses, que ce soit sous la forme de la course aux armements nucléaires (chapitre 3), de l’observation d’officiers en groupes réduits devant prendre des décisions en quelques fractions de seconde (chapitre 4), ou du dilemme du prisonnier, concept qui proliféra au point devenir un objet d’étude caractéristique de la théorie des jeux (chapitre 5). Le sixième chapitre décrit comment la psychologie elle-même, qui contribua aux échanges d’idées et d’acteurs délimitant le champ de la rationalité de la Guerre froide, affaiblit progressivement cette notion en redessinant la frontière séparant le rationnel de l’irrationnel. Certaines tentatives cherchant à enrichir la rationalité en y adjoignant des contraintes pratiques (à l’instar de la notion de satisficing promue par Herbert Simon et décrite au chapitre 2), des émotions (la technique dite du grit de Charles Osgood, décrite au chapitre 3), les dynamiques sociales ( la « situation spéciale » exposée au chapitre 4 ou le raisonnement moral (l’analyse du dilemme du prisonnier par Anatol Rapoport au chapitre 5) avaient par le passé associé la psychologie aux hypothèses économiques sur la maximisation égoïste. Mais des recherches psychologiques ultérieures prétendirent relever des biais et inconsistances tenaces et répandus dans le raisonnement humain lui-même. La science de la psychologie assuma par la même occasion la responsabilité d’expliquer les déviations rationnelles, et confia à d’autres disciplines la tâche de définir la rationalité.

Les prédécesseurs de la rationalité de la Guerre froide mêlaient mathématiques et économie pour créer de puissants hybrides qui permirent de réduire le calcul, l’action, puis le calcul à nouveau – mais cette fois-ci à grande échelle – à des règles. Les chapitres i et ii retracent l’évolution du calcul logarithmique, effectué par des compteurs humains durant la Révolution française, jusqu’à l’avènement de l’optimisation linéaire et des sciences de la gestion lors de la décennie qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Le premier chapitre décrit le développement des règles à partir du siècle des Lumières, lorsqu’elles renvoyaient principalement à des modèles exemplaires ou des connaissances tacites exprimées par le biais de méthodes empiriques, jusqu’au milieu du 20e siècle, où on les rencontrait principalement sous la forme d’algorithmes. Le chapitre ii relate l’histoire de la programmation mathématique depuis son déploiement embryonnaire durant le blocus de Berlin, quand l’armée américaine sollicitait mathématiciens appliqués et économistes pour l’aider à allouer les ressources de ses opérations militaires et à mélanger les carburants de sa flotte aérienne. Herbert Simon s’inspira de ces premières tentatives d’optimisation en présence de ressources informationnelles limitées pour établir l’influente distinction entre une solution « optimale » et une solution « suffisamment bonne », ainsi qu’entre la « rationalité procédurale » et la « rationalité substantive ». Qu’il s’agisse d’effectuer des calculs astronomiques ou d’organiser le trafic sur une piste d’aéroport, la rationalisation économique qui décomposa le travail en des « règles d’action » accrut le processus de mécanisation par le biais des règles algorithmiques.

Les trois chapitres suivants relatent l’histoire de la rationalité de la Guerre froide telle qu’elle fut déployée dans les sciences humaines des années 1950 au début des années 1970. Tandis qu’Américains et Soviétiques allaient de crises nucléaires en guerres par procuration jusqu’à ce que la poudrière menace d’exploser, les analystes se demandaient si la psychologie humaine constituait un appui ou un obstacle à la prise de décision dans des situations politiques aussi instables que la crise des missiles de Cuba en 1962. Lorsque les tensions et la terreur de la Guerre froide atteignirent leur point culminant dans les années 1960, comme le décrit le chapitre iii, certains psychologues avancèrent qu’une situation de crise et une psychologie faussement symétrique des belligérants pouvaient être exploitées afin de se dégager de la course aux armements et de minimiser progressivement le risque de catastrophe nucléaire, à la seule condition que la « pensée de groupe » soit évitée. Pour ces chercheurs, la symétrie parfaite englobait cependant le non-rationnel (qui n’était pas nécessairement irrationnel) et le rationnel, les évolutions psychologiques prévisibles et mesurables sur le plan logique. Tel était, selon certains psychologues, le prix empirique à payer pour que la rationalité de la Guerre froide continue à appréhender et comprendre le monde.

Mais en était-elle capable ? Le monde réel commençait à sembler trop vaste, trop complexe, trop imprévisible pour se plier à des modèles formels et à d’élégantes théories. Comment pouvait-on façonner un monde malléable dans les limites du réalisme ? Les sociologues avancèrent deux stratégies distinctes pour explorer la manière dont la rationalité pouvait se mesurer au monde ; elles seront analysées dans les deux chapitres suivants. Le chapitre iv aborde l’adoubement de la « situation » – un environnement prédéterminé et restreint, contraignant pour les sujets, et permettant aux sociologues d’observer ces derniers dans la plus grande discrétion – et relate son formidable essor qui la vit sortir des murs de Harvard pour s’élargir à des études sur les liens mère-enfant, le travail de groupe d’étudiants d’université, les équipages de sous-marins, et les habitants des îles du Pacifique. Cette méthode avait pour vocation d’influer sur le comportement humain, mais aussi de l’étudier : au gré de protocoles d’interaction et de rétroaction, le chercheur devenait en mesure de contrôler les mécanismes irrationnels et de transformer son groupe d’étude en parangons de la rationalité.

D’autres voies menaient elles aussi à la simplification : au lieu de réduire la complexité de l’environnement réel pour le décomposer, l’analyser et même le contrôler, une méthode alternative mettait en lumière les seuls aspects d’un problème considérés comme pertinents vis-à-vis de la compréhension rationnelle ; tout le reste devenait un surplus négligeable. L’exemple le plus répandu de cette technique était intégré à une matrice – représentée dans le chapitre 5 par l’omniprésent « dilemme du prisonnier », l’emblème de la théorie des jeux, cette branche des mathématiques qui simplifiait les interactions humaines jusqu’à les réduire à des coups effectués par des adversaires cherchant à remporter un jeu aux règles bien définies. Les économistes, politologues, stratèges ainsi que certains psychologues plébiscitèrent cet univers alternatif qui, à partir des années 1970, contribua à une reformulation de la théorie de l’évolution considérant les gènes eux-mêmes comme des joueurs rationnels. Ces terres vierges pour la rationalité de la Guerre froide furent bientôt envahies par la même complexité empirique qu’elles étaient censées éliminer.

Le chapitre 6 relate le retour du résiduel, l’intérêt croissant porté au fossé séparant les normes formelles de la rationalité – largement dérivées de la logique et des statistiques – des comportements humains réels. Dans ce chapitre, nous examinerons comment, pour certains psychologues associés à l’école des « heuristiques et biais » (constituée par le mathématicien Amos Tversky et le psychologue Daniel Kahneman dans les années 1970 et 1980), l’irrationalité se révélait si profondément ancrée dans l’esprit humain que même une formation spéciale ne permettait pas de la surmonter. Malgré des critiques philosophiques et empiriques portées pour la plupart sur la manière dont ces expériences définissaient la « rationalité » et l’« irrationalité », les résultats de Kahneman et de Tversky exercèrent une certaine influence – toujours palpable aujourd’hui – sur d’autres disciplines, dont l’analyse politique. En mettant en valeur le décalage qui sépare le raisonnement humain réel et les normes de la rationalité formelle telles que la logique et les statistiques bayésiennes, leurs théories réaffirmèrent implicitement l’autorité normative de cette dernière. Alors que le débat antérieur sur la rationalité avait été suffisamment vaste pour englober les différentes tentatives de modification de la rationalité formelle à travers un contenu empirique et de nouvelles techniques, l’impact de la psychologie des « heuristiques et biais » fut de détourner l’attention vers l’irrationalité, notion principalement comprise comme un ensemble de transgressions logiques, et vers certaines formulations de la théorie des probabilités – limitant ainsi la rationalité à ces approches formelles. En le restreignant, la rationalité de la Guerre froide ébranla fortuitement le débat à son sujet.

Si la rationalité de la Guerre froide a peut-être perdu sa cohérence, et pour certains sa crédibilité, ses composantes continuent de prospérer au sein d’une multitude de disciplines. Mais quelque vingt-cinq ans plus tard, comme l’illustrent sa réduction obsessionnelle du champ d’investigation, ses hypothèses hautement improbables, sa vénération de la méthode aux dépens du contenu, et surtout ses ambitions démesurées, son étrangeté est aujourd’hui manifeste. Une intelligence éclatante, aussi concentrée qu’intense, s’alliait à une extrême gravité vis-à-vis de la tâche à accomplir. Ces deux traits étaient magnifiés par l’exaltation du travail d’équipe et l’urgence du défi à relever. L’objectif n’était rien moins que de sauver le monde. Face à ces pressions exacerbées, les débats sur la rationalité de la Guerre froide prirent la forme de programmes, de visions du monde, voire de croisades. Avec le recul, cette mégalomanie frise parfois le ridicule, et s’avère complètement disproportionnée par rapport à des attentes raisonnables. Et pourtant, ces échanges intenses cherchant à définir comment et pourquoi être rationnel in extremis demeurent l’un des épisodes les plus haletants de l’histoire des idées au 20e siècle.